Source [Le Figaro] Une étude montre que l'immigration en Europe est cause d'un rejet de plus en plus important de l'État-providence. Pour Alexis Carré, doctorant en philosophie politique, la gauche est confrontée à ses paradoxes: son idéal de justice sociale n'est pas compatible avec une ouverture totale des frontières.
L'immigration constitue aujourd'hui une préoccupation centrale des électorats occidentaux. Bon gré mal gré, les forces politiques tâchant d'attirer leurs suffrages ont dû se positionner sur la question. L'exclusion de ce thème lors du grand débat national suffit toutefois à démontrer le malaise que continue de susciter son évocation. Dans un rapport récent intitulé «Immigration et préférences pour la redistribution en Europe», l'IZA (un institut de recherche allemand spécialisé dans l'économie du travail) est parvenu à établir que le rejet de l'État-providence est plus élevé dans les régions où les immigrants se trouvent en plus grand nombre. La défense d'une politique généreuse en matière d'immigration et celle des acquis de l'État-providence sont pourtant deux politiques mises en avant par la gauche, et même deux éléments centraux de son projet. Le fait que la première ait pour conséquence le rejet de la seconde devrait inciter ses militants et ses responsables à la réflexion. Si redistribution et immigration sont dans une certaine mesure incompatibles, à quel objectif donner la priorité? Et comment comprendre les raisons de cette contradiction?
L'impact de l'immigration sur la perception de la justice sociale
L'IZA est un institut de recherche indépendant créé en 1998 à Bonn par une fondation liée à l'entreprise Deutsch Post DHL. Il regroupe autour de l'économie du travail le plus important réseau de chercheurs au monde. Afin de combler un domaine d'étude largement négligé, cet institut a confié à trois chercheurs, Alberto Alesina (Harvard), Elie Murard (IZA) et Hillel Rapoport (Paris School of Economics), une enquête portant sur la perception relative des politiques redistributives en fonction de l'immigration dans 16 pays européens.
Si redistribution et immigration sont dans une certaine mesure incompatibles, à quel objectif donner la priorité ?
Les études précédentes sur le sujet ne parvenaient pas nécessairement à isoler l'immigration comme cause de rejet de l'État-providence. Les pays où celui-ci est très présent ont en effet tendance à attirer davantage d'immigrants du fait de leurs politiques sociales généreuses. Il n'est donc pas directement possible de déterminer si le rejet de ces politiques est dû à d'autres causes indépendantes de l'immigration. Afin d'éviter ce facteur de confusion, les trois chercheurs ont divisé ces 16 États en 140 régions. Contrairement aux autres études, ils ont ainsi pu mesurer au sein de pays ayant la même politique sociale, l'influence du nombre d'immigrés sur le soutien à ces politiques.
Dans la zone étudiée, le nombre de personnes nées à l'étranger est passé en moyenne de 8,4 % de la population en 2000 à 12,8 % en 2015, soit 50 % d'augmentation. Cette part a plus que doublé depuis les années 80.
Trois des caractéristiques des populations migrantes ayant un impact mesurable sur le rejet de l'État-providence sont leur nombre, leur qualification et la distance perçue entre leur culture d'origine et celle des pays où ils s'installent. Cet effet est plus fort en proportion de l'importance des politiques sociales dans l'économie du pays d'accueil (par exemple en France ou dans les pays nordiques). Cela signifie que dans des populations ayant historiquement marqué leur inclination pour des politiques sociales généreuses, un changement des politiques migratoires peut modifier ces équilibres de long terme. Ces préférences anciennes n'en continuent pas moins de marquer la perception que les partis de gauche ont d'eux-mêmes et de leur mission.
Socialisme nostalgique
Largement privées de la vision de l'au-delà du capitalisme que pouvait constituer le marxisme, les forces de gauche sont passées ces dernières décennies d'une attitude révolutionnaire, qui voulait «changer la vie», à une attitude défensive — qu'on retrouve aussi très largement dans le référentiel écologique. Là où elle cultive une conception du domaine économique distincte du libéralisme, la gauche est donc devenue essentiellement conservatrice. En cela, elle défend moins une idéologie, un projet utopique, qu'une certaine expérience du passé qu'elle voudrait reproduire. Les sociétés d'après-guerre avaient été sa construction, même quand elle en avait délégué le gros œuvre à d'autres forces politiques. Son objectif est aujourd'hui de retourner aux modes de redistribution autour desquelles ces sociétés s'étaient organisées, ou de les préserver lorsque ceux-ci n'ont pas été démantelés après la crise pétrolière des années 70.
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