Par Francis CHOISEL, Historien, auteur de Comprendre le gaullisme (L’Harmattan)
La signature en fanfare du traité du Mercosur par la Présidente de la Commission européenne le lendemain du jour où le Président français déclarait solennellement qu’il n’était « pas acceptable en l’état » ne peut manquer de faire revenir à la mémoire la fameuse « crise de la chaise vide » survenue en 1965, provoquée elle aussi par la question agricole.
Car elle affiche de manière éclatante que le compromis auquel on avait alors abouti n’existe plus ni dans son mécanisme institutionnel ni dans la philosophie européenne qui le fondait.
La souveraineté de l’Europe suppose l’abandon du libre échange absolu
À l’époque, seule la France souhaitait voire naître le marché commun agricole. Le général de Gaulle estimait que l’économie française était obérée par le prix des denrées alimentaires résultant de l’archaïsme de notre agriculture et le serait de surcroît plus encore, quoique de manière transitoire, par le coût de sa nécessaire modernisation. Il fallait donc mettre en place un système par lequel cette modernisation serait financée par l’Europe. Il l’imposa. De cette mécanique, d’autres pays, lors des élargissements successifs, ont à leur tour profité ou profitent encore.
C’est un semblable raisonnement qui a récemment abouti à l’accord tant décrié sur la fixation du prix de l’énergie à l’échelle européenne, à la manière dont on détermine celui des denrées agricoles : l’industrie allemande pâtit aujourd’hui de sa coûteuse énergie comme celle de la France des années soixante du poids de sa coûteuse agriculture ; dans les deux cas, en bonne fraternité, chacun a renoncé à son avantage compétitif.
Derrière ce raisonnement comptable, il y avait aussi l’idée plus haute que l’agriculture française devait se renforcer et pour cela bénéficier sans entrave douanière du marché des consommateurs de tous les États membres. Implicitement, et quoique ce ne soit pas la philosophie économique du général de Gaulle, c’était l’application de la formule d’Adam Smith « à chaque pays son produit naturel » : à la France la domination agricole, à l’Allemagne la domination industrielle. Chacun y trouverait son compte, et l’Europe également.
Pour cela, il fallait bien évidemment que ce qu’on appelait alors la C.E.E. ait une politique protectionniste vis-à-vis des pays qui n’en faisaient pas partie, que l’Europe soit pour l’agriculture française un marché réservé. Or, depuis longtemps, ce protectionnisme européen a été abandonné ; l’accord du Mercosur n’en est que le dernier épisode. Il n’est rien d’autre qu’une nouvelle application de la théorie d’Adam Smith, à l’échelle mondiale cette fois, avec pour conséquence la disparition de l’agriculture française et européenne au bénéfice de l’industrie allemande : avantage compétitif à l’industrie allemande avantage compétitif à l’agriculture du Mercosur, sans le correctif d’une politique de normes et de tarifs communs.
Reconnaissons que peut-être certains secteurs de la grande industrie française peuvent en tirer profit. Voilà pourquoi le MEDEF y est favorable. Mais prenons aussi conscience, comme l’a fait Emmanuel Macron, que le libre échange intégral a pour conséquence obligée, et pour objectif peut-être, la fin de toute souveraineté. La souveraineté est un tout. Si un pan tombe, agricole, énergétique, industriel ou autre, c’est la souveraineté dans son ensemble qui disparaît. Si nous pouvons être l’objet d’un chantage alimentaire ou énergétique ou sur quelque autre de nos achats essentiels lorsque nous défendons nos intérêts dans le monde ou lorsque notre voix sur la scène internationale déplaît, nous ne sommes plus une grande puissance, nous ne sommes que les esclaves de nos fournisseurs.
La souveraineté doit avoir la priorité sur le libre échange, la fraternité entre Européens sur leurs égoïsmes nationaux.
La loi de la majorité divise
En même temps qu’il réussissait à imposer ces vues, le général de Gaulle réclamait la modification du fonctionnement des institutions de la C.E.E. Il l’obtint par ce qu’il est convenu d’appeler le « compromis de Luxembourg », à la suite d’un bras de fer qui lui coûta la rupture avec les centristes européistes et en conséquence sa mise en ballotage au premier tour de l’élection présidentielle.
Pourtant ce compromis est beaucoup plus authentiquement européen que la règle de la majorité qui prévaut aujourd’hui. Le terme abrupt « droit de veto » qui le qualifie, de fait mis en œuvre pour triompher dans la crise agricole, rend en effet très mal la réalité politique sur laquelle il repose. Le mot « consensus » la traduit beaucoup mieux.
La loi de la majorité, simple ou qualifiée, a été élargie au fil des traités à de plus en plus de domaines sous prétexte d’éviter le blocage des institutions européennes et de la nécessité d’obliger chacun au compromis. Certes, un blocage peut n’être qu’un entêtement égoïste portant sur des objets secondaires, voire un inadmissible chantage ayant pour but un autre objet que celui à propos duquel il s’opère, raison pour laquelle l’accord de 1966 n’exige l’unanimité des États que si l’un d’eux oppose à la décision majoritaire des intérêts nationaux qu’il estime « très importants ».
Mais il faut reconnaître que la règle de la majorité ne pousse pas, elle non plus, au compromis, comme le montre le sourire triomphant de Madame Von der Leyen à Montevideo. La loi de la majorité, là comme ailleurs, divise : concrètement, elle consiste à réunir autour d’un projet suffisamment de voix pour passer outre les arguments, les demandes, les intérêts d’un groupe d’opposants. C’est l’établissement d’un rapport de forces, c’est mécaniquement la constitution de deux camps dont l’un impose brutalement sa volonté à l’autre. Ainsi fonctionne la démocratie à l’échelle nationale.
La règle de l’unanimité, classique en matière diplomatique, est au contraire la recherche de l’entente entre tous, la volonté de ne nuire à personne. Elle impose le compromis. L’idée européenne n’est-elle pas là, dans le consensus, dans l’entente entre tous les peuples, entre tous les gouvernements du continent plutôt que dans la victoire des uns sur les autres ?
Appliquée au sein de l’U.E., elle est la cause de son déclin économique
Mais il y a plus grave. Dans chaque secteur de l’activité économique, il existe en Europe plus de pays consommateurs que de pays producteurs, c’est-à-dire une majorité de pays qui a objectivement intérêt à acheter moins cher hors de l’Union que plus cher à ses voisins du continent. La règle de la majorité dans ces domaines joue donc systématiquement contre la production européenne. Avant d’être responsable de la destruction annoncée de notre agriculture, elle est l’une des principales causes de la désindustrialisation bien engagée de l’Europe.
Ce n’est pas pour rien qu’autrefois, le comité protectionniste en France s’appelait « Association pour la défense du travail national ». Aujourd’hui, c’est aussi le travail européen qu’il faut protéger.
La France doit obtenir, dans l’intérêt de l’Union tout entière et pas seulement du sien, dans l’intérêt aussi de chacun des autres États qui peuvent un jour se trouver à leur tour minoritaires, que soit rétabli le compromis de Luxembourg, en l’appliquant à tous les domaines où la concurrence mondiale fait rage, et le baptiser du nom qui exprime le mieux l’esprit qui l’anime : une « obligation de consensus ».
Si on ne le fait pas, si se multiplient les décisions portant tour à tour atteinte aux intérêts vitaux de chaque État membre, il ne faudra pas s’étonner que se poursuive le déclin de l’Europe et que se multiplient les Brexit.
Francis Choisel