Source [Valeurs actuelles] Interview. Président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), chargé de l’organisation des états généraux de la bioéthique, Jean-François Delfraissy a accepté de rencontrer la rédaction de Valeurs actuelles. Un échange cordial et instructif qui offre de mesurer toute la distance qui nous sépare du relativisme confiant de l’ancien médecin immunologiste.
Pourquoi faut-il réviser périodiquement des lois portant sur des sujets aussi fondamentaux ?
C’est une vraie question. On a une révision de la loi tous les sept ou huit ans. On estime que plus de 50 % des connaissances en biologie de santé sont renouvelées tous les quatre ans. Comment, avec un renouvellement des connaissances aussi rapide, pouvons-nous avoir une révision tous les sept ans seulement ? Sans compter que l’accélération a été très importante, ces dernières années. Ainsi, doit-on s’en tenir au modèle français ou être capable de réfléchir en permanence, au fil de l’eau ? Je n’ai pas un avis tranché, mais je note que ces dates régulières permettent de réunir les citoyens, les scientifiques, les médecins, et surtout les politiques. Or, comme la bioéthique n’est pas une de leurs priorités quotidiennes, le fait de pérenniser ce rendez-vous permet de les focaliser sur ces questions à un temps donné, ce qui n’est pas dépourvu d’intérêt.
Emmanuel Macron souhaite une France réconciliée, apaisée. Si, dans les débats que vous allez organiser, aucun consensus ne se dégage sur une question — supposons que celle-ci reste conflictuelle —, allez-vous conseiller le statu quo ?
Il faut bien séparer les choses. Les états généraux de la bioéthique sont là pour ouvrir et favoriser la discussion et l’information. Après, il y aura la loi. Ce sont deux temps différents. Au CCNE, nous essayons d’animer un débat citoyen. On essaie de mener ce débat sur des sujets parfois complexes, soit parce qu’on sait qu’ils ne feront pas consensus, soit en raison de leur complexité scientifique intrinsèque. Il s’agit de construire une intelligence collective et partagée, ce qui n’est pas facile. L’aspect politique, ce qui sera retenu ou non dans la loi, est une autre étape. Par ailleurs, il est aussi vrai que le rôle du CCNE est d’écouter le milieu associatif et aussi de savoir ce que la science pense et ce qu’elle a envie de faire bouger. Car elle a envie que les choses bougent. Beaucoup de scientifiques considèrent que les lois actuelles les briment, par rapport à d’autres grandes instances scientifiques mondiales. On a aussi besoin de les entendre, ce sont des citoyens comme les autres. À titre personnel — chacun a sa vision de l’éthique —, je considère que l’un des objectifs est d’arriver à un équilibre entre les avancées de la science et les avancées de la société. Parfois, c’est la science qui avance très vite et la société qui est en retard, parfois, la société avance plus vite. Entre les innovations de la science et celles de la société, il n’y a pas de bien et de mal. Il y a un équilibre à trouver qui doit s’inscrire dans la notion de progrès.
Plutôt que des équilibres instables, ne croyez-vous pas à l’existence de permanences ?
Bien sûr. Tout n’est pas amené à bouger. Toutes les avancées de la science ne sont pas bonnes à mettre en oeuvre. Il y a évidemment un socle, mais, sur les questions comme la PMA ou la fin de vie, je regarde ce qui est en train de se passer et je constate une certaine forme d’évolution sociétale, l’existence d’un débat qui intéresse beaucoup de monde.
Sur la PMA, précisément, et sur les besoins de l’enfant, comment expliquez-vous que le CCNE ait émis, voilà six mois, un avis radicalement différent de celui émis sept ans auparavant ? Les besoins de l’enfant n’ont pas changé…
Oui, mais si la vision de la société a changé ? Si les besoins de la société ont changé ? Ce n’est pas aux experts d’en décider. On ne va pas inscrire telle décision du CCNE dans le marbre pour le reste de nos jours. On a une société qui évolue, il y a donc une série de valeurs qui peuvent évoluer. La notion de valeur est relative. Il n’y a pas de valeur absolue. Enfin si, il en existe, mais sur les sujets dont nous parlons, ce sont les besoins de nos concitoyens qui doivent être aussi pris en compte. Les aspects technologiques sont importants également. Soit on considère que tout est inscrit et qu’on ne bouge plus, soit on considère qu’il y a une vie qui évolue, qu’il y a des innovations qu’on accepte tous et alors il faut essayer de trouver le bon équilibre.
Considérez-vous quand même qu’il existe des lignes rouges ?
Les lignes rouges sont relatives, elles aussi. Je ne peux pas vous répondre, en fait, car je suis dans une phase d’écoute et de neutralité pendant les états généraux de la bioéthique. Mon opinion n’est pas importante. Ce qui m’intéresse, ce sont les arguments, les retours de la société civile sur ces sujets. Nos concitoyens sont intelligents. Ils ont des idées, des histoires personnelles, avec une capacité d’écoute plus grande qu’on ne l’imagine.
Comment trouver un point d’équilibre dans un domaine — les sciences — qui évolue très vite ?
La science avance, en effet. Je fais partie de ces gens qui pensent qu’on ne peut pas l’arrêter, qu’on ne doit pas l’arrêter. Mais, inversement, je n’ai pas dit que toutes les avancées de la science étaient bonnes à prendre et à utiliser dans notre société. Prenons deux cas concrets concernant la génomique. Il existe un gène qui favorise un risque accru du cancer du sein. Il y a quelques années, l’actrice américaine Angelina Jolie a fait la une des journaux car, portant une mutation de ce gène, elle a décidé de se faire amputer préventivement de ses deux seins. Or, on estime qu’environ 40 % des femmes à qui l’on propose ce type de mammectomie vont le faire probablement à tort et de façon abusive. On voit comment une innovation technologique mal comprise, qui a pourtant de nombreux aspects positifs, peut être dangereuse. Jouer sur la peur induit aussi un business énorme… Autre exemple : on a élaboré des ciseaux moléculaires capables de découper des bouts d’ADN pour modifier des gènes, la technique CRISPRCas9. Imaginons une famille touchée par une maladie génétique dont le gène fautif est connu. Deux enfants sont déjà morts de cette maladie. Que faire ? On pourrait procéder à une fécondation in vitro dans laquelle on regarde si l’ovule fécondé possède le fameux gène, auquel cas on le coupe et on réinjecte un ovule fécondé qui n’a plus le gène. Mais cela revient à toucher à des cellules germinales et donc à modifier la lignée. Soit on considère cette procédure comme un nouvel outil thérapeutique pour éviter que le prochain enfant soit atteint par la maladie, soit on la voit comme le début de l’eugénisme…
Vous avez dit que les deux arguments que vous preniez en compte étaient les évolutions de la société et celles de la science et qu’il n’y avait pas de bien et de mal. Mais n’est-ce pas votre rôle de dire ce qui est bien et ce qui est mal ?
Je ne sais pas ce que sont le bien et le mal, et vous avez de la chance si vous le savez vous-même ! En tout cas, le CCNE n’est pas là pour indiquer où se trouvent le bien et le mal. Nous avons tous des doutes. J’ai un regard plutôt positif, je l’ai dit, sur les avancées de la science et la notion de progrès, même si je ne pense pas que toutes ces avancées sont à prendre en compte. En effet, il y a certaines grandes innovations technologiques que l’on ne peut pas négliger : imaginez si nous avions refusé les greffes d’organes il y a quarante ans ! Certes, il y a un certain nombre de grandes valeurs qui sont intangibles, sur le respect de la personne, de l’enfant, quelles que soient les innovations technologiques. Inversement, il y a des innovations technologiques qui sont si importantes qu’elles s’imposent à nous.
Mais dans la mesure où l’on autoriserait un couple de femmes à avoir un enfant par PMA, le refuser à un couple d’hommes semble difficile. Dès lors, la GPA que vous évoquez est inévitable…
Écoutez : en France, il y a chaque année 700 femmes qui ont un utérus non fonctionnel. Que fait-on pour elles si elles veulent être enceintes ? Première solution : on leur dit que ce n’est pas possible. Deuxième solution, qu’on leur conseille souvent : recourir à l’adoption. Mais pour différentes raisons, l’adoption est de plus en plus compliquée. Troisième solution : se demander ce que peut proposer la médecine. Une GPA “éthique” pourrait être envisagée comme certains le discutent actuellement, on voit bien la complexité du problème.
Lorsqu’une femme dit qu’elle veut avoir un enfant, son désir doit-il devenir un droit ?
C’est le droit à l’enfant. J’y suis sensible, comme je suis sensible au droit de l’enfant lui-même. Ce n’est pas simple. Il y a des femmes stériles pour lesquelles vous ne pouvez rien. Mais la médecine a fait des progrès considérables et a permis à des femmes qui ne pouvaient pas avoir d’enfant d’en avoir quand même. Les premiers bébés-éprouvette ont été une innovation technologique et médicale majeure. C’était la réponse à une demande de patiente, c’est le rôle du médecin de rendre service à son patient. Tout découle de cette avancée-là. Le professeur René Frydman a d’ailleurs bien senti qu’il ouvrait une brèche dans quelque chose de beaucoup plus complexe. Pour répondre à votre question, je pense que le CCNE n’a pas le droit de juger de cette transformation du désir en droit.
Pour conclure peut-être sur la PMA, vous évoquiez le respect de l’enfant pour en refuser le principe, en 2005, mais, aujourd’hui, ce respect de l’enfant est devenu une simple “réserve”, et la priorité est donnée à l’égalité et à l’accès à l’enfant. Comment ne pas penser que, pour vous, une valeur n’est que temporairement immuable, qu’elle évolue avec la société ?
C’est une très bonne question, à laquelle je n’ai pas totalement de réponse. Il y a de grandes valeurs immuables, mais je maintiens que la notion de valeur absolue est quelque chose de difficile à porter et que l’avis de l’opinion pèse. Je pense que le CCNE n’a pas le droit de trancher. Nous ne sommes pas là, je le répète, pour dire ce que sont le bien et le mal… mais plutôt pour faire exprimer des opinions et essayer de les éclairer.
Mais l’éthique est bien la science de la morale, donc…
Non, ce n’est pas la même chose ! Je refuse d’être celui qui définit le bien et le mal. Ce n’est absolument pas l’enjeu. Nous sommes là pour essayer d’expliciter à nos concitoyens les progrès technologiques, pour essayer de leur faire comprendre les enjeux qu’il peut y avoir autour de cela. Ce qui est intéressant dans les états généraux, avant même le rapport, l’avis, la prise de décision, c’est : comment arriver à percevoir tout l’enjeu et à en faire discuter nos concitoyens ?
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