Fondateur de la Salisbury Review,sir Roger Scruton est décédé dimanche 12 janvier, à 75 ans, après une longue bataille de six mois contre le cancer. Le philosophe avait accordé un long entretien à “Éléments” en 2016. Thomas Hennetier en avait profité pour faire son portrait :
Né en 1944 dans la petite classe moyenne, Roger Scruton est marqué par le socialisme des « gens ordinaires », moins attaché à une doctrine économique que préoccupé par la préservation de son milieu de vie et passionné par la connaissance de l’histoire locale. Élève des grammar schools – ces établissements réservés aux collégiens et lycéens les plus doués de toutes les classes sociales, mais que les gouvernements travaillistes des années 60 supprimeront pour cause d’« élitisme » –, Scruton gagne une bourse pour intégrer Cambridge, où il soutiendra une thèse d’esthétique en 1972. Les années 60 lui permettent également de découvrir la vie intellectuelle française depuis un poste de lecteur au Collège universitaire de Pau.
Son ouvrage The Meaning of Conservatism, paru en 1980, est une « tentative impétueuse pour contrer l’idéologie libre-échangiste des think tanks thatchériens ». Moins d’un an après l’accession au pouvoir de la Dame de fer, Scruton déplore sa dérive individualiste et purement libérale, alors que toute la tradition du conservatisme repose selon lui sur la nécessité d’un au-delà de la vie économique et sur le constat que la souveraineté de l’individu ne peut à elle seule « faire société ». À l’instar du poète et critique Matthew Arnold, il estime que « la liberté est un très bon cheval à chevaucher, mais pour chevaucher quelque part ».
Dans ces mêmes années, il ne se contente pas de théoriser un anticommunisme ardent, il déploie un réseau souterrain de relations avec des universitaires dissidents d’Europe centrale et goûtera même quelques jours aux geôles de Brno, en Tchécoslovaquie, en 1985.
Héritier de Michael Oakeshott, Scruton est le dépositaire de la longue tradition conservatrice anglaise, un conservatisme moins intransigeant, plus pragmatique et réformiste que le conservatisme français, et qui a su, depuis Benjamin Disraeli et Robert Peel, s’adapter et proposer des corrections à la double révolution, industrielle et technique d’une part, démocratique et individualiste d’autre part. À ce titre, le conservatisme de Scruton porte aussi en lui la tension constante entre conservatisme et libéralisme.
On retrouve dans l’ouvrage de Scruton une explication des liaisons dangereuses entre les deux courants de pensée qui partagent, pour des raisons souvent différentes, une commune défiance pour le pouvoir et ses abus, pour l’égalité et les menaces qu’elle fait peser sur les libertés, pour une morale collectiviste, pour les théories définitives, les généralisations abusives et les avenirs radieux. C’est la raison pour laquelle conservateurs et libéraux ont souvent fait route ensemble, au risque de brouiller les frontières entre eux, alors que les différences sont de taille. Le conservatisme reconnaît ainsi l’existence d’un bien commun et promeut les communautés et les corps intermédiaires pour le réaliser, accorde une plus grande place à l’autorité charnelle et incarnée, aux hiérarchies ; il est sensible aux excès du projet politique moderne qui est au fond le projet libéral, articulé autour du rationalisme, de l’individualisme égalitaire et de l’utilitarisme. Il fait l’éloge du particularisme, croit à l’existence des peuples et à l’utilité des frontières, rappelle avec Disraeli que « les nations ont un caractère propre aussi bien que les individus », alors que l’anthropologie libérale conduit à la vision d’un individu planétaire unique appelé, à la fin de l’histoire, à être régi par un droit et un marché universels.
Dans L’Erreur et l’Orgueil, il explique que l’intellectuel de gauche est là pour servir son ego :
« le point de vue de gauche ne tient aucun compte des vrais êtres humains ni de leurs motivations.Il y a une coloration fantaisiste dans tous les écrits de gauche, qui ne concernent pas le monde réel des êtres humains imparfaits et faillibles, mais l’intellectuel de gauche dans sa lutte héroïque. Le but de cette lutte est d’abolir les êtres humains et de les remplacer par quelque chose de meilleur. Ce nouveau type humain reconnaîtra alors l’intellectuel de gauche comme prophète et sauveur».
Invité à parler en 2006 devant le parti sécessioniste flamand, premier parti de Belgique, Roger Scruton examinait l’instrumentalisation des accusations de “racisme et de xénophobie” :
Quelqu’un qui refuse de voir qu’il est mortellement malade, que son épouse lui est infidèle ou que son enfant est un délinquant reportera sa colère sur celui qui dira la vérité interdite. […]. Depuis longtemps, la classe politique européenne a refusé de voir les problèmes posés par l’immigration à grande échelle de personnes qui n’adoptent pas notre manière de vivre européenne. Elle a reporté sa colère contre ceux qui mettaient en garde contre les troubles à venir […]. Et une des armes que les élites ont utilisées […] est d’accuser de racisme et de xénophobie ceux qui souhaitent évoquer les problèmes.
Le philosophe met en garde :
“Les gens ordinaires en Europe sont aujourd’hui profondément inquiets de leur avenir […]. Et quand les gens sont dans un tel état d’inquiétude, ils peuvent représenter une menace, pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils craignent.”
En refusant de voir un problème, on empêche sa discussion, jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour discuter. […] [N]ous avons le devoir de braver les accusations de racisme et de xénophobie, et de discuter de chaque aspect de l’immigration. Nous ne le devons pas seulement aux Européens d’origine, mais aux immigrés eux-mêmes, qui ont autant que nous intérêt à une coexistence paisible.
Scruton dénonce enfin dans la crise de l’assimilation la responsabilié de l’ “oïkophobie” – l’aversion envers son domicile, par extension envers sa culture d’origine, qu’il voit comme constitutive de la crise européenne.
On remarque qu’il rejoignait là cette analyse du cardinal Ratzinger :
[“Une certaine haine de soi occidentale”] est tout simplement pathologique. Il est louable que l’Occident essaye d’être plus ouvert, d’avoir plus de compréhension pour les valeurs des autres, mais il a perdu toute capacité à s’aimer lui-même. […] Si elle veut vraiment survivre, l’Europe a besoin, de manière certes critique et humble, de s’accepter à nouveau elle-même. (First Things, 2005)
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