Source [Le Figaro] Il n’y a pas de rupture en histoire, a expliqué le grand penseur dans «L’Ancien régime et la Révolution». Il est vain d’attendre un grand chamboulement des sociétés occidentales une fois la crise sanitaire jugulée, argumente Romain Marsily.
Les moulins à vent de la pensée marketing fonctionnent à plein régime depuis le début de la crise du coronavirus. «Un monde d’après» est annoncé et le temps est venu des grandes prières démagogiques. En cet âge d’or de bêtise déconfinée qu’un Flaubert aurait merveilleusement croqué, son contemporain normand Tocqueville apparaît comme un merveilleux antidote, tant par sa philosophie généalogique et empirique que par sa langue si pure et limpide, qui nous lave des «clusters», «distanciation sociale» et autre «Nation apprenante». Lire ce chef-d’oeuvre qu’est L’Ancien Régime et la Révolution à l’aune de la période fort particulière que nous traversons se révèle aussi précieux que riche en enseignements, par un effet miroir saisissant.
Si le plus grand événement de l’histoire de France n’a point constitué une rupture fondamentale dans notre organisation, il est permis de douter qu’un virus puisse accoucher d’un « monde d’après ».
La thèse principale de l’ouvrage, superbement étayée, est connue: la grande Révolution de 1789 n’a fait que prolonger et renforcer l’oeuvre de l’Ancien Régime sous de nombreux aspects, à commencer par la centralisation administrative et le poids écrasant de l’État sur nos vies, nos affaires et nos moeurs politiques. La République et les régimes qui suivirent furent très largement une continuité de l’Ancien Régime, et Tocqueville rencontre «partout les racines de la société actuelle [celle de 1856, mais cela vaut aussi pour celle de 2020] profondément implantées dans ce vieux sol».
La crise sanitaire a offert quelques nouveaux exemples des absurdités de la centralisation qu’a perpétuée la Ve République. Lire le XVIIIe siècle raconté par Tocqueville nous permet ainsi, de manière presque réconfortante, de retrouver foultitude de caractéristiques actuelles du pays et du rapport des Français aux pouvoirs administratifs et politiques. Tout cela n’enlève bien entendu rien au génie propre de la Révolution, mais il s’agit tout du moins d’une première leçon de modestie pour le lecteur de 2020: si le plus grand événement de l’histoire de France n’a point constitué une rupture fondamentale dans notre organisation et notre administration, il est permis de douter qu’un virus saisonnier, aussi tragique soit-il, puisse accoucher d’un «monde d’après». Seuls les esprits totalitaires ou opportunistes peuvent souhaiter changer brusquement le monde et les peuples. L’histoire est une lente continuité, «une galerie de tableaux où il y a peu d’originaux et beaucoup de copies».
Aussi, il est savoureux de noter que, exactement comme il y a deux siècles et demi, ce sont les élites politiques et intellectuelles du moment qui soufflent le plus sur les braises du «monde d’après». «Les gens qui avaient le plus à redouter sa colère [du peuple] s’entretenaient à haute voix en sa présence des injustices cruelles dont il avait toujours été victime [...] ils employaient leur rhétorique à peindre ses misères et son travail mal récompensé: ils le remplissaient de fureur en s’efforçant ainsi de le soulager. Je n’entends point parler des écrivains, mais du gouvernement, de ses principaux agents, des privilégiés eux-mêmes» nous dit Tocqueville. Les gilets jaunes voulaient du changement concret et plus de considération, les infirmiers réclament de meilleurs salaires, mais c’est le président de la République (dont le livre programmatique s’intitulait Révolution) qui souhaite, probablement à juste titre, «interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour, interroger les faiblesses de nos démocraties» (allocution du 12 mars 2020) et ce sont les élites en hélicoptère ou en télétravail qui glosent sur le monde d’après et enjoignent le bas peuple de moins consommer et de vivre autrement.
Tocqueville note déjà que derrière cette bienveillance se cache «un grand fond de mépris» qui constitua un allume-feu de 1789: «Il semblait qu’on eût entièrement oublié la Jacquerie, les Maillotins et les Seize, et qu’on ignorât que les Français, qui sont le peuple le plus doux et même le plus bienveillant de la terre tant qu’il demeure tranquille dans son naturel, en devient le plus barbare dès que de violentes passions l’en font sortir».
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