Groenland : la plus grande entité européenne en quête d’une complexe indépendance

Il est beaucoup question du Groenland dans l'actualité nord-américaine, c'est pourquoi nous vous proposons d'accéder gratuitement à un article du numéro 98 de notre revue Europe : quelles frontières pour le Vieux continent ? écrit par Olivier Frèrejacques, rédacteur en chef de la revue. 

Problème territorial peu connu et lointain, la question de l’indépendance du Groenland implique pourtant un État membre de l’Union européenne : le royaume du Danemark.

Moins polémique que les conflits frontaliers balkaniques ou que les velléités indépendantistes sur le Vieux Continent, les revendications indépendantistes des Îles Féroé et du Groenland revêtent néanmoins une importance stratégique certaine en matière frontalière, énergétique mais aussi peut-être demain en termes de développement.

Le Groenland est un géant inconnu : de son nom local Kalaallit Nunaat, ce territoire situé à plus de 4 500 km des côtes nord-américaines et à un peu moins de 3 000 km de la maison mère danoise, cette entité au statut de pays constitutif du royaume du Danemark est également un territoire d’outre-mer associé à l’Union européenne. On y parle le groenlandais, une langue eskimo-aléoute.

Ses richesses minières suscitent les convoitises tout comme sa position stratégique à la croisée de l’Amérique du Nord, de la Russie et des pays scandinaves.

Autant de raisons qui ont poussé le sulfureux président étasunien Donald Trump à proposer à Copenhague d’acheter cet espace en 2019. Une annonce moquée par la presse en France mais qui n’est pas si marginale, à y regarder de plus près. En effet, des propositions analogues avaient déjà eu cours en 1867 et en 1946 sous le mandat d’Harry Truman, qui avait proposé 100 millions de dollars pour en faire le 51e État américain.

Objet d’un intérêt croissant de plusieurs grandes puissances, le territoire groenlandais demeure une terre inhospitalière. L’attractivité de terres rares et d’autres richesses minières laissent envisager des perspectives économiques alléchantes mais se confrontent à des limites écologiques défendues par la population. En dépit d’une opinion indépendantiste majoritaire, le Groenland ne semble pas prêt à couper le cordon avec le Danemark sur lequel il s’appuie largement.

Une terre rude et un passé traumatisant

Peuplé de 55 000 habitants pour un territoire de plus de 2 100 000 km2, le territoire groenlandais est une île près de quatre fois plus vaste que celui de la France métropolitaine. Espace gigantesque, le territoire est recouvert à 80 % par un inlandsis, un glacier gigantesque recouvrant la terre et dont l’épaisseur peut faire plusieurs milliers de mètres. De là se détachent les fameux icebergs dont l’un se rendra célèbre en étant heurté par le Titanic en 1912.

Élément peu connu, ce territoire dispose aussi de massifs comme le mont Gunnbjørn, qui s’élève à 3 733 mètres. 

Habité par des peuples de l’Arctique avant notre ère, le territoire sera colonisé par l’explorateur norvégien, le Viking Erik le Rouge à la fin du Xe siècle qui marquera la première empreinte européenne sur ce pays où vivent déjà des populations inuites, peuple autochtone que l’on retrouve dans l’ensemble de l’espace Arctique. Le Groenland connaît par ailleurs la plus importante communauté inuite du monde devant le Nunavut (Canada) et l’Alaska (États-Unis). La disparition de la présence viking au XVe siècle n’empêchera pas le Danemark-Norvège de faire valoir ses droits sur ce territoire au XVIIIe. En 1721, des missionnaires (protestants) envoyés par le Danemark retournent sur l’île et, faute de descendants de Vikings, se concentrent sur les Inuits. Sont également établies des colonies commerciales. L’île demeurera sous domination danoise jusqu’à aujourd’hui mais n'aura plus le statut de colonie à partir de 1953.

Aujourd’hui, comme hier, la vie sur le territoire se concentre essentiellement sur la côte. Le pays était peuplé d’environ 6 000 habitants au début du XIXe siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, il a connu un accroissement important de sa population passant d’environ 30 000 habitants à plus de 55 000. La capitale Nuuk compte 19 000 habitants et les cinq plus grandes villes du pays se trouvent dans les parties ouest et sud du pays.

Un passé proche qui passe mal

Contrairement à un pays comme la France, ce n’est pas l’ère coloniale qui fait l’objet d’un intérêt particulier mais plutôt la période postcoloniale. En effet, au moins entre 1966 et 1970, l’État danois a imposé la pose de stérilets à près de la moitié des Groenlandaises en âge de procréer, généralement sans leur consentement ni celui de leurs parents. En tout, plus de 4 500 femmes auraient été victimes de cette pratique, les plus jeunes n’ayant que 13 ans. Révélés seulement en 2022 par une radio danoise, ces faits que l’on pourrait assimiler à de la mutilation, étaient justifiés par la crainte d’un boom démographique sur l’île alors que la modernisation des années 1950 avait considérablement dopé la démographie.

Par ailleurs, des cas d’enfants inuits choisis pour une expérience d’isolement social en 1951 afin de former une élite pour la province atteste d’un rapport malsain aux peuples autochtones.

Autre fléau, contemporain celui-ci, le nombre d’abus sexuels sur mineurs atteindrait presque un enfant sur trois dans un pays où la consommation de drogue et d’alcool fait des ravages.

Le taux de suicide est également l’un des plus élevés au monde avec 1 pour 1 000 habitants en moyenne.

Des projections climatiques très incertaines

L’histoire rude du Groenland est aussi celle d’un territoire climatiquement inhospitalier. Les variations climatiques et le réchauffement constaté à bien des endroits dans le monde touche tout particulièrement ce pays de glace. Selon le GIEC, le Groenland a perdu environ 3 900 milliards de tonnes de glace entre 1992 et 2018. La vitesse de la fonte des glaciers du pays a été multipliée par quatre en dix ans entre 2003 et 2013 selon l’Institut technique du Danemark. Il ne nous appartient pas ici de porter un jugement sur les projections climatiques ni d’entrer dans un débat sur ce sujet qui cristallise les passions à propos d’inquiétudes parfois légitimes mais souvent catastrophistes.

La fonte des glaces ne devrait pas entraîner une facilitation de la circulation sur le territoire et ne semble pas constituer une opportunité à court terme pour le pays ; elle devrait surtout modifier les courants et donc la circulation de poissons dans un pays où la pêche tient une place économique importante. Le déplacement de la banquise devrait dans une moindre mesure affecter également la chasse. Par ailleurs l’opportunité d’un développement de l’agriculture demeure incertaine du fait des variations climatiques mais aussi de l’absence de savoir-faire en la matière.

Des perspectives économiques contrastées

Comme pour une immense partie de l’Empire français, la colonie groenlandaise ne rapporte économiquement pas grand-chose voire s’avère coûteuse pour la « mère patrie ». Les perspectives d’extractions minières pourraient constituer une rente douillette pour le pays mais elles impliquent un risque écologique que la population n’entend pas prendre.

Une économie rudimentaire et sous perfusion

En 2009, le gouvernement danois a renouvelé un contrat dans lequel il s’engage à verser une subvention annuelle de 3,9 milliards de couronnes, soit 520 millions d’euros. Cela représente environ 19 % du produit intérieur brut (PIB) de l’île et la moitié de son budget. Une aide à laquelle il faut ajouter celle de Bruxelles pour les secteurs de la pêche et de l’éducation. Celle-ci s’élevait entre 2007 et 2013 à 25 millions d’euros par an.

Une aide indispensable à un territoire à l’économie fragile et qui est habitué à une certaine forme d’économie planifiée avec des sociétés à capitaux privés dans de nombreux domaines – un phénomène qui s’explique par le coût du développement d’infrastructures dans ce territoire naturellement hostile mais aussi par la culture danoise, pays qui connaît l’un des plus hauts taux d’imposition dans le monde (entre 40 % et 60 %). Au Groenland la pêche représente 95 % des exportations, l’activité minière et son énorme potentiel sont peu exploités et l’agriculture encore embryonnaire ne permettent pas l’autonomie alimentaire. Le tourisme est en développement mais demeure limité pour des raisons logistiques.

Le pays n’a pas de réseau routier ou ferré, et l’avion comme le bateau sont souvent les seuls moyens de se déplacer. Les installations en matière de pistes d’atterrissages sont très limitées et seules deux pistes longues ont été construites par l’armée américaine, très loin des zones habitées durant la Seconde Guerre mondiale. Elles se situent dans des espaces non habités à Kangerlussuaq et Narsarsuaq dans la partie sud-ouest du pays. Quant aux déplacements maritimes, ils peuvent s’avérer longs et, comme pour l’avion, ils demeurent tributaires d’une météo capricieuse.

En matière maritime, le Danemark ne dispose pas de brise-glaces lourds qui lui permettraient d’assurer sa souveraineté en mer. C’est dire si l’indépendance du territoire est relative, et cela même vis-à-vis de la « maison mère ».

Entre prédations étrangères et choix écologiques

Les richesses minières, gazières et pétrolières de ce territoire attirent les investisseurs et intéressent inévitablement les grandes puissances. Et pourtant aujourd’hui, seules deux mines sont exploitées au Groenland, une par Lumina Sustainable Materials (liée à la société canadienne Hudson Resources) qui produit des anorthosites. Une autre produit des rubis et des saphirs roses (par la société norvégienne Geenland Ruby). La loi sur l’autonomie de 2009 envisage cependant que les revenus du sous-sol remplacent petit à petit les subventions danoises. Le besoin de terres rares, utiles à la confection de technologies de transition énergétique (voiture électrique, éolienne) a placé le Groenland au coeur des intérêts des États-Unis et de la Chine. Si l’Empire du milieu en est le fournisseur majeur, Pékin s’intéresse aux marchés potentiellement concurrents. En 2015, la société Shenghe est ainsi devenu le premier actionnaire de la compagnie australienne Greenland Minerals Ltd, entreprise qui lui a garanti la totalité de la production de terres rares lourdes de la mine de Kvanefjeld au sud du pays. L’eldorado blanc pourrait cependant demeurer au stade de rêve pour Pékin puisque les élections législatives de 2019 ont porté au pouvoir une majorité hostile au projet. En 2021, le territoire a annoncé l'interdiction de l'exploration pétrolière sur son sol.

Un des risques de l’exploitation minière est de déplacer la dépendance de la couronne danoise vers une puissance étatique ou privée. Les investissements pour exploiter les mines groenlandaises sont très coûteux et impliquent un savoir-faire spécifique dans des conditions de surcroît très délicates. Pour exploiter une mine il serait également nécessaire de favoriser une main-d’oeuvre immigrée, ce qui n’est pas forcément souhaité pat une population à très large majorité inuite (9 habitants sur 10).

Le risque de voir des puissances extérieures prendre trop de place se double d’une crainte écologique. La large majorité de population autochtone attachée à la terre de leurs ancêtres bâtit aujourd’hui son identité sur la tradition de proximité avec la nature.

Le parti politique Ataqatigiit s’oppose ainsi à l’exploitation de tout minerai contenant plus de 0,1 % d’uranium, et l’accord de gouvernement conclu avec les concurrents du Siumut rend nécessaire l’organisation d’un référendum pour revenir sur cette mesure.

Une indépendance encore hypothétique

Le Groenland peut apparaître comme un champion de l’autonomie à considérer sa sortie de la CEE en 1979. Quand le Danemark rejoint la CEE en 1972, se crée « Inuit Ataqatigiit » qui entend défendre les intérêts autochtones. C’est aussi à ce moment que se fonde le Conseil Circumpolaire Inuit regroupant les peuples inuits de l’Arctique au sein d’une même organisation. L’entrée du Groenland dans l’espace européen revient à une ouverture du marché dans le secteur piscicole et, en 1982, un référendum sur la sortie du territoire de la CEE est organisé. 52% des votants se prononcent en faveur du retrait, un retrait effectif en 1985 après des négociations et portant sur le départ de la CEE, de la CECA et des accords Euratom. Le statut du Groenland vis-à-vis de Bruxelles est aujourd’hui celui de Pays et Territoire d’Outre-Mer (PTOM) et s’apparente à des territoires comme la Polynésie française ou les Antilles néerlandaises par exemple.

Une assemblée très majoritairement indépendantiste

Le journal suisse Le Temps évoquait en avril 2018 « des élections historiques » à propos du scrutin des Groenlandais de 2018 ; elles devaient permettre au Groenland d’accéder à l’indépendance, soulignant au passage que Copenhague ne s’y opposerait pas. Un enthousiasme un brin démesuré. En effet, depuis que le territoire a acquis un statut autonome vis-à vis du Danemark en 1979, les indépendantistes ont toujours été majoritaires dans cette assemblée. Lors du scrutin de 2021, 8 partis étaient en lice avec seulement 2 formations qui ne revendiquent pas l’indépendance : Les Démocrates, une formation libérale danoise et Atassut, un parti unioniste. Les premiers ont obtenu 2 élus et les seconds 3, portant le total des élus unionistes à 5 sur 31 dans l'Inatsisartut, la chambre monocamérale du Groenland.

Depuis près de cinquante ans maintenant, les majorités sont toutes favorables à l’indépendance mais aucun des deux principaux partis ne se risque à proposer un calendrier de sortie du giron de la couronne.

La division côté indépendantiste repose sur des nuances politiques intérieures plus que sur la manière de faire l’indépendance. Ainsi, les écologistes socialistes Inuit Ataqatigiit ne veulent pas entendre parler d’exploitation minière contrairement au parti de centre gauche Siumut qui entend limiter l’exploitation des matières premières minérales à la condition que celles-ci ne nuisent pas aux ressources vivantes.

Le Danemark, lui, n’apparaît pas hostile à une indépendance qui ne lui coûterait rien, au contraire. Copenhague dispose pour l’heure toujours de la responsabilité de la politique étrangère et militaire de ses territoires arctiques.

Le poids des États-Unis

Le Groenland est membre du Conseil nordique, un forum de coopération regroupant les pays scandinaves : Norvège, Suède et Danemark, (avec le Groenland donc et les Îles Féroé) mais aussi l’Islande et la Finlande (avec les Îles Åland). Son appartenance à ce club de pays froids n’est cependant que secondaire en matière de relations internationales. Le premier des partenaires, les États-Unis, est devenu le protecteur lors de la Seconde Guerre mondiale quand le Danemark continental fut occupé par l’Allemagne. Les soldats du Reich établirent d’ailleurs des stations météorologiques secrètes sur la côte est de l’île durant la guerre. C’est lors de ce conflit que fut créée la base de Thulé, au nord de l’île, base la plus septentrionale de la United States Space Force. Le poids étasunien est encore important, et quand le gouvernement groenlandais se rapproche d’intérêts chinois pour financer de nouveaux aéroports dans le pays, Washington s’y oppose systématiquement. De la même manière, quand, en 2016, les Chinois ont voulu acheter l’ancienne base navale de Grønnedal (ou Kangilinnguit) les États-Unis s’y sont opposés.

Le pays, outre un destin lié avec des populations autochtones nord-américaines, est aligné sur les positions historiquement atlantistes de Copenhague. Membre fondateur de l’Otan en 1949, le Danemark admettra de renforcer la base de Thulé dès 1951, prenant le parti de Washington contre Moscou dans un contexte de Guerre froide. Thulé deviendra alors une base pour bombardiers stratégiques et accueillera plusieurs milliers de militaires étasuniens. En 1959, à l’est de la base de Thulé, sera construit le camp Century qui visait à acheminer des missiles nucléaires dans des tunnels sous la calotte glacière mais ce dispositif sera abandonné en 1967. Le Danemark a suivi les États-Unis dans ses guerres du XXIe siècle en Afghanistan, en Irak et en Syrie. Par ailleurs l’État danois soutient aujourd’hui l’Ukraine et avait annoncé, en août 2023, envoyer des F-16 à Kiev. 

Le cas du Groenland est un exemple étonnant et intéressant en matière de souveraineté et d’indépendantisme. Sa volonté d’être indépendant du Danemark est majoritaire et Copenhague n’y est pas opposé mais cette indépendance ne se réalise pas pour autant. L’indépendance vis-à-vis du Danemark déboucherait sur une dépendance envers des grandes puissances ou des grandes entreprises. Copenhague conserve aujourd’hui les domaines régaliens – police, monnaie et relations internationales –, mais Nuuk dispose d’une large autonomie dans la gestion de ses affaires et bénéficie d’un soutien financier décisif de Copenhague.

Difficile d’imaginer une autre issue que le statu quo pour le Groenland dans les années à venir. Une solution qui devrait garantir la stabilité de ce territoire et pourrait faire l’objet de beaucoup d’attention si le phénomène de fonte des glaces se poursuit pendant plusieurs décennies, et si le climat des relations internationales continue de se refroidir.

Pour l’heure, la question territoriale et des frontières dans cette partie du monde demeure secondaire. Bruxelles défend cependant un droit de passage sans entrave par la route maritime du Nord tandis que la Russie et le Canada estiment que les routes maritimes arctiques se trouvent dans leurs eaux souveraines…

Beaucoup moins loin et bien moins grand, un autre pays constitutif du royaume du Danemark pourrait envisager l’indépendance : il s’agit des Îles Féroé. Mais c’est là une autre histoire…

 

Olivier Frèrejacques

Rédacteur en chef de la revue Liberté politique