d'esquisser, à partir d'une analyse rapide du texte, quelques urgences pour les chrétiens de ce temps. Pas seulement les intellectuels chrétiens, mais tous les fidèles baptisés. En dépit de sa complexité, l'encyclique n'a pas un caractère élitiste, elle aborde des problèmes qui touchent l'intelligence de la foi et conduisent d'une façon ou d'une autre tous ceux qui ont à vivre leur christianisme dans un climat souvent hostile, et qui sollicite en tout cas leur sagacité critique et l'approfondissement de leurs connaissances religieuses.
Pour conclure, nous voudrions brièvement aborder deux sujets qui sont inclus dans la lecture d'un tel document. Le premier concerne son auteur, le pape Jean-Paul II et la signification singulière de son autorité et de son magistère en cette occurrence du jubilé de l'an 2000. Le second consiste en un début de recherche pour déterminer quelques objectifs, selon l'ordre d'urgence, qui résultent de la confrontation de Fides et Ratio avec l'expérience du combat (au sens paulinien) pour la foi, telle qu'elle est vécue dans le climat actuel.
Il est impossible, en effet, de ne pas s'interroger sur le rôle providentiel du pape Jean-Paul II, pourtant si souvent malmené (et pas seulement dans les médias) et surtout incompris, notamment dans ce domaine de la pensée chrétienne. À dire vrai, cette hostilité et cette incompréhension ne devraient pas surprendre. Elles plaideraient plutôt en faveur de la lucidité supérieure d'un homme, pour cela voué à la contradiction. Karol Wojtyla était préparé depuis toujours à cette mission prophétique au service de l'intelligence de la foi, en raison de son propre parcours intellectuel. Sa sensibilité artistique et littéraire, son initiation philosophique et l'étude de la phénoménologie parallèle à une formation classique dans l'esprit de saint Thomas, son approfondissement théologique et mystique (notamment à l'étude de Jean de la Croix) le disposaient à être un jour l'auteur de Fides et Ratio
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Entendons-nous. Dans une encyclique, ce n'est pas le penseur privé qui s'exprime mais le pape. Pour autant, le pape n'exerce pas son magistère indépendamment de ses dons propres, de sa culture et de sa perception des urgences doctrinales et pastorales. Lorsqu'on fera le bilan de ce pontificat, on sera étonné d'une telle fécondité, d'une telle maîtrise des questions essentielles en même temps que d'une telle audace, jamais téméraire, toujours inspirée par une mûre méditation du développement de la tradition, exactement comme Newman le percevait. Ainsi dans le domaine de la théologie du corps et de la sexualité, à l'encontre des préjugés et des contresens, l'enseignement de Jean-Paul II accomplit des avancées décisives, en permettant aux chrétiens d'aujourd'hui d'assumer les provocations de leur temps. On pourrait évoquer aussi comment à l'approche du jubilé du troisième millénaire il a su conduire une entreprise de purification de la mémoire, la façon dont il a su affronter la question redoutable mais riche des rapports avec le judaïsme. Fides et Ratio intervient dans cet immense labeur, à la suite d'une somme doctrinale étonnante, formée par la suite de ses précédentes encycliques et un enseignement dispensé depuis vingt ans. Avec ce dernier document, le christianisme poursuit son œuvre qui éclaire le destin de l'humanité en rendant à l'homme d'aujourd'hui, replié sur l'exclusif et labyrinthique souci de soi, sa capacité métaphysique de chercheur de Dieu et son désir de remplir sa capacité surnaturelle d'entrer dans le mystère de la communion trinitaire.
À partir de là, comment ne pas discerner les tâches d'une inscription de la foi dans les réalités de notre temps ? La tâche métaphysique, loin d'être obsolète, à l'âge des sciences humaines, retrouve toute son urgence. Nous n'en sommes plus à l'ère structuraliste, où la philosophie semblait condamnée, dépossédée. La question du sens retrouve toutes ses exigences, chez les plus avisés des modernes. N'est-on pas en train de découvrir que le repliement sur le souci de soi aboutit à son éclatement et que la redécouverte du Tout Autre, seule peut sauver l'individu contemporain, comme l'avait vu aussi le cardinal Newman. De la considération exclusive de soi, le sujet rebondit : Moi-même et mon Dieu !
La tâche métaphysique déborde la métaphysique. Elle concerne directement la philosophie politique dans un débat de fond. Là aussi l'individualisme libéral laisse apparaître ses carences et sa radicale insuffisance. Ce que dit Blandine Kriegel du refus de la " nature " qui expose directement au " refus de la loi ", renvoie également à l'opposition, si bien énoncée par Philippe Bénéton, entre une démocratie de type purement procédural, et une démocratie substantielle où le sujet recouvre sa vocation métaphysique et le sens de l'éthique. Nous avons signalé le dernier ouvrage de Jean-François Mattéi sur la Barbarie intérieure, parce qu'il nous semblait désigner toutes les provocations auxquelles réagit le souci métaphysique. Parmi celles-ci la question de l'avenir de l'école n'est pas la moins négligeable. Nous sommes confrontés à une réforme de l'éducation qui contredit le projet humaniste : les procédures didactiques tendent à remplacer l'éveil à la culture. Jean-François Mattéi désigne le danger majeur : " Le cercle pédagogique qui définit les procédures par les objectifs à atteindre et les objectifs par les procédures à utiliser aboutit nécessairement à la constitution d'un sujet procédural privé de tout horizon de signification. " L'achèvement du nihilisme par la mort programmée de la formation humaniste à l'école. Décidément, le sursaut auquel nous appelle cette encyclique mémorable, englobe la totalité de notre destin présent.
G. L.