Source [Le Figaro] Son nouvel essai, L’Art d’être français (Éditions Bouquins), s’inscrit dans un long et beau travail de transmission. Il prend la forme d’une série de lettres adressée à des jeunes de 20 ans désireux de connaître, de travailler et de lire.
LE FIGARO. - Votre nouveau livre est consacré à «l’art d’être français». Comment définiriez-vous la France? Est-ce une culture, une géographie, une histoire?
MICHEL ONFRAY. - C’est tout cela à la fois. Car définir la France par son histoire, c’est oublier sa géographie. La définir par la géographie, c’est oublier sa géologie. Le faire avec son histoire, c’est oublier la géologie, la géographie, sa langue, sa littérature, etc. La France, c’est une géographie riche d’une histoire qui cristallise un je-ne-sais-quoi civilisationnel qui se repère clairement dans sa musique, sa littérature, sa langue, sa gastronomie, ses vins, sa philosophie, ses paysages, sa peinture. C’est un style, un ton, une façon d’être et de faire, un esprit que des philosophes ou des penseurs de civilisation ont commenté - Kant, Hegel, Toynbee, Élie Faure, Keyserling, Malraux… C’est Debussy contre Anton Bruckner, c’est le pot-au-feu contre le cheeseburger, c’est le verre de vin blanc sec contre la canette métallique de Coca, ce sont d’incroyables fromages qui effraient une partie de la planète par leur puanteur, ce sont les châteaux de la Loire contre ceux de Louis II de Bavière, c’est Bergson contre Hegel, ce sont tous les paysages des magnifiques provinces françaises, outre-mer comprises, et ce sur un espace limité, contre les millions de kilomètres carrés de la toundra russe, c’est Chardin contre Le Greco, de Gaulle contre Mussolini.
Vous affirmez que la France a incontestablement des «racines chrétiennes». Qu’entendez-vous par-là? Bien qu’athée et anticlérical, vous reconnaissez-vous dans cet héritage et regrettez-vous son affaiblissement? Pourquoi?
Avant le christianisme, la France a bien évidemment des racines gauloises, romaines, celtes, vikings. Mais la conversion de Clovis, qui procède d’un schéma intellectuel déjà utilisé avec Constantin qui veut que la conversion d’un homme induise celle de la terre sur laquelle il règne, installe la France dans une configuration d’héritière: la civilisation gréco-romaine tuile avec la civilisation judéo-chrétienne. De sorte que la France est un feuilletage civilisationnel qui mélange l’idéalisme platonicien pour la théologie, l’esprit pratique romain pour le droit, le monothéisme juif pour la religion, le catholicisme pour le césaro-papisme.
Ensuite, la Renaissance infléchit la courbe civilisationnelle via l’effacement du sacré incarné par les Lumières, dont le bras armé est la Révolution française. La fin du sacré tuile avec la prochaine civilisation qui sera probablement post-humaniste. Rien ne pourra moralement interdire son avènement qui s’effectue avec d’actuelles transgressions qu’aucune éthique, aucune morale, ne saurait arrêter. L’intelligence artificielle qui crée des chimères faites d’humain et d’animaux, la marchandisation du vivant, l’abolition de la nature naturelle au profit de l’artifice culturel, constitue une barbarie, qui, un jour, sera nommée civilisation, car toute civilisation nouvelle est dite un jour barbare par les témoins de ceux qui voient la leur s’effondrer. Nous sommes dans le temps nihiliste du tuilage qui tuile la décomposition et le vivant.
Je suis un fils de cette vieille civilisation plus proche du pot-au-feu que de la viande cellulaire clonée vers laquelle nous cheminons à grand pas. Le Christophe Colomb de cette nouvelle civilisation a pour nom Elon Musk. Eu égard à ce qui nous attend, et en regard de l’idéologie «woke» qui travaille à l’avènement de ce nouveau paradigme civilisationnel, bien sûr que je regrette la civilisation judéo-chrétienne. Pour l’heure, je me bats pour elle.
La France, c’est aussi un pays de lettres. Vous insistez sur l’importance de l’héritage de Montaigne, Descartes, Rabelais, Voltaire, Marivaux et Hugo. En quoi ces six écrivains ont-ils joué chacun à leur manière un rôle central dans la construction de l’esprit français? En quoi sont-ils complémentaires?
Tous croient en Dieu, aucun n’est athée. Montaigne invente la philosophie française littéraire et concrète, réaliste et immanente, pragmatique et, je dirais, populaire, sans laquelle Descartes ne serait pas possible, donc Pascal ou Spinoza, c’est-à-dire, à leur suite, les Lumières européennes. Bien avant Cervantès, Rabelais invente le roman européen en rendant au corps réel et concret, celui qui mange, boit, rote et pisse, si vous me permettez son registre, sa vérité brimée par la théologie chrétienne fascinée par la chasteté de Joseph, la virginité de Marie, la souffrance et la mort de Jésus qui ne mangeait que des symboles - pain, vin, poisson -, et le corps glorieux de la résurrection. Voltaire invente l’ironie et la légèreté pour traiter de tous les sujets en profondeur, c’est un marqueur très français. Marivaux génère le marivaudage qui est l’art de plaire et de séduire par le verbe, le langage, le discours, la parole, les mots, c’est une autre spécificité française. Il est le contraire de Sade qui est le maître à penser des violeurs et l’ami des déconstructionnistes. Quant à Hugo, le Hugo des Misérables, ce livre est un chef-d’œuvre, il fait du bonheur des plus défavorisés l’horizon du politique en dehors de toute idéologie politicienne qui invite, elle, à verser le sang. Qu’on se souvienne des dernières pages de Quatrevingt-treize !
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